Rousseau réformateur et révolutionnaire malgré lui ?

Publié le : 26 octobre 20209 mins de lecture

« Un pareil homme, vivant avec la nature, y cherchant l’activité de l’esprit, le pain du cœur, l’oubli des misères sociales, ne peut être le réformateur outré et fiévreux qu’on s’imagine. À vouloir réformer le monde, refaire les gouvernements, bouleverser la société, il aurait fallu y penser sans cesse, et il les fuyait. – Ah ! certes, il y avait pourtant dans une pareille existence, continuée cinquante ans en plein XVIIIe siècle, un germe, un commencement de réforme politique et sociale. Il était impossible à Rousseau vivant en communion de cœur avec la nature et Dieu, la liberté et la joie, de ne pas protester contre l’existence misérable, factice et servile que les gouvernements faisaient aux hommes, privés de tout par la folie des uns et la frivolité des autres, et succombant sous l’excès d’un travail malsain. Il était impossible à Jean-Jacques, lorsqu’il observait les gouvernements et les sociétés avec son esprit de vie libre, de ne pas constater qu’ils ne reposaient plus sur leurs bases. Les joies, même les plus naïves, soulevaient dans son esprit de terribles questions politiques et sociales. Mais il semblait en redouter, en contenir l’explosion. Il sentait que le combat qu’il fallait livrer, allait bouleverser toute sa vie, et il hésitait, ou tout au moins il attendait. Et si je veux me figurer à cette époque cette pensée faite pour révolutionner le monde, qui le révolutionnera en effet, qui en a sans doute l’inquiet pressentiment, qui tâche de s’arrêter, de se fixer dans sa sérénité première, je la comparerai à ces beaux lacs de la Suisse que Rousseau a tant aimés : on dirait qu’ignorant, l’issue et la pente par où ils se précipitent en fleuves, ils s’enferment en eux-mêmes et que leur joie est de réfléchir les rivages verts et les nuées roses…

C’est ainsi que Jean-Jacques a été réformateur, révolutionnaire malgré lui, et que sa pensée a eu toute sa puissance. En effet, il n’apportait pas au monde les combinaisons arbitraires d’un cerveau inquiet, mais des conclusions naturelles, pleines de vie intérieure, très riches, interprétées par un esprit puissant. Lorsque les esprits entraient dans ses doctrines, qu’ils étaient entraînés par lui, au moment où ils pouvaient hésiter, résister, ils sentaient tout à coup que ses doctrines avaient pour arrière-fond la nature immense, joyeuse et libre. Le point de départ des idées sociales de Rousseau était l’amour du monde naturel ; il arrivait à une source délicieuse, cachée sous bois. En communiquant aux hommes ses joies, il communiquait sa doctrine. Il semblait qu’on ne pût revenir à la nature que par ses études. Danton disait dans sa prison, après les agitations furieuses de sa -vie révolutionnaire : « Que je voudrais voir des arbres ! ». Il y a là une contradiction bizarre que les épris des œuvres de Jean-Jacques n’avaient pas à redouter. Partout dans la doctrine du maître, circule la sève, pénètrent les senteurs des grands bois. Et les hommes qui retrouvaient à la fois la nature et la liberté, s’éprenaient pour l’âme que leur donnait cette révélation, de cette sorte d’adoration qui fut, dans la société vieillie, une grande force de transformation.

Rousseau a encore donné beaucoup d’autorité à ses idées, et notamment au commencement d’idée socialiste qui était en lui, par son désintéressement, son détachement personnel. Certes, il a eu de grands défauts, il a eu peut-être des vices ; mais dans sa longue vie de travaux, de pauvreté et de rêveries, s’il a connu l’orgueil, il n’a jamais connu l’envie. Or, s’il y avait eu seulement un peu d’envie dans le premier germe du socialisme français, ce socialisme eût été diminué et discrédité. — C’est Rousseau qui a dit, par une belle application d’une loi physique au monde moral : « l’eau n’agit jamais qu’au niveau de sa source » ; et si ses idées avaient eu leur source dans les bas-fonds de l’envie, elles se fussent depuis longtemps englouties dans la fange de leur origine.

Mais Rousseau, suivant le mot d’un homme d’esprit, n’était pas « un de ces philanthropes à pied pour qui la circulation des voitures était une injure personnelle ». Il plaignait beaucoup de riches, n’en jalousait aucun. Lui-même, dans un de ses Dialogues qui sont, avec ses Rêveries, comme son testament moral, dit qu’il a vécu dans un monde idéal où la lumière est plus belle, les sons plus éclatants et plus doux, les couleurs plus vives, les parfums plus exquis. Ce monde est le monde réel, savouré par des sens d’artiste. Pourquoi Rousseau vient-il apparaître, lui aussi, comme un privilégié du bonheur ? C’est pour écarter tout soupçon d’amertume, toute accusation d’envie et de méchanceté. « J’ai été heureux à ma façon, peut-il s’écrier ; ce n’est donc pas pour moi que je réclamais ». — Messieurs, il serait sacrilège de notre part de repousser l’appel de la justice, même lorsqu’il s’y mêlerait parfois l’âpre appel de là souffrance ; mais j’aime qu’il ne se soit pas glissé dans l’œuvre de Rousseau une seule goutte de fiel, un seul ferment de haine, et je voulais d’abord rétablir au profit de celui qui a lutté pour la justice ce premier titre d’honneur.

Mais ce désintéressement même contribuait à empêcher Rousseau de devenir je ne dis pas un homme d’action, mais un penseur d’action. Il regardait l’humanité, avec sa passion, mais avec sa raison, et il ne croyait guère à la possibilité d’obtenir les transformations profondes exigées par le droit. Chose étrange ! Cet homme, qui a agi si puissamment sur la Révolution, ne croyait pas au succès possible de cette Révolution. Dans la dédicace aux magistrats suisses, dans son discours sur l’inégalité, il écrit : « Les peuples, une fois accoutumés à des maîtres, ne sont plus en état de s’en passer. S’ils tentent de secouer le joug, ils s’éloignent d’autant plus de la liberté que, prenant pour elle une licence effrénée qui lui est opposée, leurs révolutions les livrent presque toujours à des séductions qui ne font qu’aggraver leurs chaînes . ». Bonaparte, Messieurs, est au bout de ces lignes. — À un autre point de vue, il reprend la même idée dans le contrat social : « La plupart des peuples ainsi que des hommes ne sont dociles que dans leur jeunesse ; ils deviennent incorrigibles en vieillissant. Quand une fois les coutumes sont établies et les préjugés enracinés, c’est une entreprise dangereuse et vaine de vouloir les réformer ». — Mais dans le même chapitre du Contrat social il ajoute ces paroles, qui sont une prévision nette, quoique farouche, de la Révolution : « Ce n’est pas que, comme quelques maladies bouleversent la tête des hommes et leur ôte le souvenir du passé, il ne se trouve quelquefois dans la durée des États dès époques violentes où les révolutions font sur les peuples ce que certaines crises font sur les individus, où l’horreur du passé tient lieu d’oubli, et ou l’État, embrasé par les guerres civiles, renaît pour ainsi dire de sa cendre et reprend la vigueur de la jeunesse en sortant des bras de la mort. »

Dans ces grandes commotions nationales, même si elles sont des commotions

de liberté et de justice, Rousseau redoutait les dérèglements des passions mauvaises. Il déplorait dans les temps calmes les usurpations des riches, dans les temps troublés les brigandages des pauvres. Je ne suis pas sûr que pour cet homme concentré, fermé à certaines légèretés d’enthousiasme, la Révolution française n’eût pas été une nouvelle cause de désespoir. Il a, en termes catégoriques, condamné d’avance le régicide  : « le sang d’un homme a plus de prix que la liberté du genre humain ». — Vous voyez que Robespierre a bien fait, pour accomplir en paix son voyage à Ermenonville, d’attendre qu’il n’y eût plus qu’un tombeau… »

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